Avant-bras fracturé par un coup de matraque, coup de clé dans l’arcade sourcilière, hématomes sur tout le corps… Mario (1), 42 ans, a subi de graves violences entre les murs du commissariat des Ve et VIe arrondissements de Paris, dans la nuit du 24 au 25 juillet. Libération révèle les images issues des caméras de vidéosurveillance des locaux de police (voir la vidéo ci-dessous). Elles montrent les coups portés par deux policiers du commissariat et la passivité de leurs collègues présents, voire les rires de certains. La procédure menée sur ces faits permet également de découvrir que des agents ont menti pour couvrir l’un de leurs collègues.
Ce soir-là, Mario, de nationalité péruvienne, est conduit dans les locaux de police à 23 heures. Il a été interpellé dans la soirée pour outrage lors d’un contrôle d’identité réalisé par des gendarmes mobilisés pour la sécurisation des Jeux olympiques. A un militaire qui lui demande d’écarter les jambes, l’homme est accusé d’avoir rétorqué : «C’est ta mère qui écarte les jambes et que je baise, fils de pute.» A son arrivée au commissariat, un agent relève son taux d’alcool (1,08 mg /litre d’air expiré à 23 h 10), puis le gardien de la paix Maxime D. s’approche de lui pour commencer la fouille. Cette scène est visible sur les caméras de vidéosurveillance du commissariat. Sans attendre que Mario commence à enlever ses affaires, Maxime D. lui fait une clé de bras et le frappe une fois au visage. Des agents, présents autour, semblent s’amuser de la situation.
Quelques instants plus tard, Maxime D. est rejoint par deux collègues, Alexis L. et Clément B. Ensemble, ils conduisent Mario dans une petite salle sans caméra pour continuer la fouille. «L’un d’eux est devenu fou, parce que je ne voulais pas enlever mes lacets de baskets, je préférais enlever les baskets tout simplement», explique Mario, bras toujours dans le plâtre quand on le rencontre courant septembre dans l’Est parisien, près de l’hôpital Saint-Antoine où il a un rendez-vous de suivi. L’homme, qui travaille parfois comme cuisinier, se remémore avoir reçu des coups au visage, puis que Maxime D. a sorti sa matraque télescopique et l’a frappé sur le ventre, sur l’épaule et au niveau de la tête. «Si je ne m’étais pas protégé la tête avec mes bras, je serais mort. J’ai déjà eu deux hémorragies cérébrales [par le passé], j’ai une fragilité», poursuit Mario, en montrant la cicatrice qui parcourt son crâne, sous ses cheveux bruns, de la base au sommet.
Les quatre hommes passent un peu moins de cinq minutes dans cette pièce. Mario est torse nu quand il en sort, marques de coups visibles sur son corps. On voit ensuite les trois agents le conduire dans une cellule de garde à vue. Au moment de refermer la porte, Maxime D. le frappe au visage avec une clé qu’il tient dans sa main, lui ouvrant l’arcade sourcilière. Il est 23 h 15 quand il referme la porte. Dans le couloir, les agents rient et semblent discuter du bras de Mario, déformé par le coup de matraque.
Dans sa cellule, le quadragénaire perd beaucoup de sang et craint, une nouvelle fois, de mourir. «Je vois plein de sang et je pense encore à ma tête, se remémore-t-il. Je me suis dit que je suis en train de crever.» L’homme sollicite plusieurs fois l’intervention d’un médecin et, désespéré, inscrit avec son sang «aidez-moi» sur un mur. «Je voulais qu’on sache que j’ai appelé à l’aide avant de mourir», explique-t-il.
A 00 h 19, il est sorti de sa cellule, le visage en sang et visiblement très affaibli, pour être examiné par un médecin. Ce dernier estime que son état n’est pas compatible avec un maintien en garde à vue et demande qu’il soit hospitalisé car son bras est sûrement cassé. Ce diagnostic sera confirmé dans la nuit après une radio. Le compte rendu indique qu’il s’agit d’une fracture de l’ulna, l’un des os de l’avant-bras, ou «nightstick fracture». Un terme médical décrivant une blessure typique d’une personne se protégeant la tête d’un coup de matraque («nightstick» en étant la traduction anglaise).
Avant d’être conduit à l’hôpital, Mario est installé sur une chaise, dans une salle proche des cellules de garde à vue, où discutent plusieurs agents. Ses blessures sont parfaitement visibles. Matthieu D., un autre policier du commissariat, s’approche de lui. Les paroles échangées entre les deux hommes ne sont pas audibles. «Il me dit que dans mon pays je serais déjà mort, je lui ai répondu que j’étais né en France et là, il m’a hurlé de fermer ma gueule», se rappelle Mario. En audition, un réserviste de la police présent dans la salle à ce moment-là expliquera que Matthieu D. a «pété un câble» quand il a appris que Mario devait bénéficier de soins : «Il s’est énervé dès qu’il a appris qu’on devait le conduire à l’hôpital.» Matthieu D. affirme pour sa part avoir été insulté.
Pendant deux minutes, les vidéos permettent de le voir s’acharner sur Mario, qui reste totalement passif et s’efforce de protéger sa tête avec son bras encore valide. Matthieu D. lui donne en tout onze coups, dont plusieurs à la tête. Autour de lui, les agents rigolent de la situation et le laissent faire. A un instant, l’un d’eux le retient mollement, puis s’écarte. Après cette série de coups, Matthieu D. continue d’intimider physiquement l’homme blessé, le menaçant de frapper à nouveau. Mario est finalement conduit à l’hôpital où ses blessures sont constatées et évaluées à trente jours d’incapacité totale de travail (ITT). Il porte plainte dès le lendemain. Le parquet de Paris saisit alors l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour enquêter sur les faits dénoncés par Mario. «Je reconnais avoir fait de fausses déclarations»
Pour tenter de justifier ses coups dans la salle de fouille, Maxime D. va, dans la nuit, lui aussi porter plainte. Contre Mario. «Il est venu vers moi pour me donner un coup de tête, affirme l’agent de 25 ans. Je l’ai donc repoussé avec mes bras au niveau de son torse. Il s’est mis en garde, nous l’avons donc emmené au sol.» Le policier n’évoque aucun coup de matraque porté à Mario. Alexis L. et Clément B., présents avec lui dans cette pièce, vont venir appuyer la version de leur collègue. «L’individu a tenté de lui mettre un coup de tête sans le toucher, dit le premier dans une audition. Maxime l’a repoussé et l’individu est tombé de côté sur le banc de la cellule de fouille.» Même chose pour le second : «Il s’avance vers mon collègue Maxime en faisant comme s’il allait lui donner un coup de boule. Le collègue se protège et l’individu fait un pas en arrière et se met en garde.»
Mais, fait rare dans les affaires de violences policières, Alexis L. revient finalement sur cette version des faits et avoue avoir menti pour couvrir son collègue. Face à l’IGPN, il décrit des claques d’abord données par Maxime D., puis les coups de matraque télescopique. A un enquêteur qui lui demande s’il comprend pourquoi son collègue a porté plainte contre Mario, il répond : «[Maxime D.] m’a dit que c’était pour se couvrir.» Et ajoute : «Il est venu me parler de ce qu’il avait dit dans sa plainte et on s’est mis d’accord pour que mes déclarations soient cohérentes avec les siennes.» Confronté à la déclaration de son collègue, Clément B. avoue lui aussi avoir menti : «Je reconnais en effet, en voulant me caler sur les déclarations de [Maxime D.] dans sa plainte, avoir fait de fausses déclarations. Mais je n’avais pas les idées claires, vraiment.»
Questionné sur sa passivité face aux violences commises par ses collègues, Alexis L. relate la pression qu’exercent ceux-ci pour se couvrir mutuellement, quoi qu’il arrive.
« Vous aviez la possibilité de le stopper dans sa violence, pourquoi ne pas le faire ?
— Je craignais qu’on puisse me le reprocher au sein de la brigade.
— Reprocher quoi ?
— D’être faible, de ne pas soutenir les collègues.»
Placé en garde à vue le 7 août, Maxime D. tente de justifier ses coups par le comportement de Mario. «Je travaille la nuit, j’ai l’habitude des gens alcoolisés, je sais qu’on peut leur parler pendant des heures, ils ne feront pas ce qu’on leur demande», dit-il alors qu’on l’interroge sur la clé de bras. Et le coup au visage ? «Je lui ai mis une claque parce qu’il ne voulait pas lâcher son collier.»
Puis, questionné sur ce qui s’est passé dans la salle de fouille, il répète sa version mensongère, avant d’être confronté à l’examen médical et aux déclarations de son collègue Alexis L. L’agent est coincé. «J’ai omis certains détails sans vouloir les cacher, notamment les coups de BTD [matraque télescopique, ndlr]», tente-t-il alors. Et concernant la concertation des trois agents pour livrer une version qui lui est favorable, il élude : «Je ne suis pas en mesure de vous dire si j’ai eu cette discussion avec eux.» «Je ne savais pas quoi faire»
Egalement placé en garde à vue, Matthieu D., 32 ans, qui a servi cinq ans dans l’armée avant de devenir policier, assure ne pas avoir vu l’état dans lequel se trouvait Mario au moment où il s’est acharné sur lui. «Je ne voyais que son visage, j’étais dans un effet tunnel, je ne voyais plus rien.» Confronté aux images, l’agent dit «regretter» sa violence. «Je n’ai jamais pété les plombs comme cela, affirme-t-il. J’aurais plutôt tendance à essayer d’obtenir la paix sociale et de régler les choses calmement.»
Plusieurs des policiers présents sont également auditionnés et questionnés sur leur absence de réaction face aux coups, et pour certains leurs rires. Comme Tom R. : «J’étais l’un des plus jeunes, je vois que mes collègues n’interviennent pas, je ne me sentais pas l’autorité et la capacité pour le faire.» Et d’ajouter que «le rire, c’est la seule réaction que j’ai eue, je ne savais pas quoi faire».
Contactée à propos des mesures prises à la suite de cette affaire, la préfecture de police de Paris indique seulement qu’une enquête administrative est en cours. May Sarah Vogelhut, l’avocate de Maxime D., et Jérôme Andrei, qui défend Matthieu D., n’ont pas répondu à nos questions. Ces deux agents seront jugés le 29 octobre pour violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours par personne dépositaire de l’autorité publique, comme l’avait révélé France Info en août. Dans l’attente de cette audience, un contrôle judiciaire leur interdit d’exercer la profession de policier.
L’enquête contre Mario pour violences a été classée sans suite. Il a été condamné pour l’outrage par la procédure simplifiée d’ordonnance pénale à 250 euros d’amende. Mario assure que ce n’est pas la première fois qu’il subit des violences de la part de policiers. «Ils profitent du fait que je sois bourré pour me frapper, me maltraiter, c’est comme ça qu’ils se comportent avec les gens qui ont des problèmes psychologiques ou d’addictions.» Par peur d’être de nouveau face aux policiers qui l’ont frappé, sans avocat à ses côtés, il ne sait pas encore s’il aura le courage de venir témoigner au procès.
ACAB